Cet article est la reprise d'un travail exécuté
il y a quelques années, mais il reste toujours d'actualité.
Il s'agit d'une réflexion sur les motivations qui amènent
aux choix professionnels. En particulier chez les éducateurs
spécialisés, et, par extension, aux personnes qui "s'occupent
d'enfants en difficulté". Mais la réflexion vaut pour tous
les métiers...
Les numéros renvoient aux références bibliographiques
en fin d'article.
Le choix du métier.
Selon A. MUCCHIELLI, tout individu a vécu des situations
qui l'ont marqué, dans le même sens que l'imprégnation
de K. LORENTZ.
Ces situations laisseront des traces indélébiles,
qui orienteront la perception du monde, les attitudes et les réactions.
Ces "traces" seront communes (ou non) à un certain nombre d'individus,
et formeront des motivations humaines (communes à l'ensembles des
humains), culturelles (communes à certains groupes humains), alors
que d'autres ne seront qu'individuelles. Cela se formulera sous forme de
règles de vie, de croyances, et par la sous-tendra toutes les conduites
de la personne. Règles de vie qui seront les conclusions que l'individu
tirera des situations qu'il a vécues.
"Les motivations sont des facteurs inconscients et
non rationnels de la conduite. La conduite humaine est un processus complexe,
comportant plusieurs niveaux de profondeur. Au niveau le plus profond,
on trouve les empreintes psychiques (instincts, complexes, principes personnels).
Au niveau le plus extérieur, on trouve le comportement observable
lui-même (habitudes et coutumes, scénarios et jeux, réactions
défensives). Aux niveaux intermédiaires, on trouvera les
émotions, les attitudes profondes et les représentations
imaginaires." (11)
Le choix d'une profession, quelque soit l'âge auquel
il se fait, n'est jamais dû au hasard. Depuis le petit enfant qui
s'identifie au métier de ses parents (comme papa, comme maman, à
un métier qui représente la puissance ou la loi (pompier,
policier…) pour un garçon, la maternité ou ses soins (infirmière,
maîtresse…) pour les filles, etc... Il n'y a pas de choix qui ne
représente quelque chose pour l'enfant.
Devenu grands, ils "rationaliseront" leurs choix, qui
bien souvent sera encore influencé par leurs choix d'enfants. A
l'adolescence, ils renieront peut-être les modèles qui furent
les leurs, mais il n'y aura toujours pas de hasard.
Beaucoup d'auteurs se sont penchés sur le problème.
Souvent à partir de l'orientation scolaire. Là, cela se pose
en terme d'intérêts et d'adéquation avec les aptitudes.
Les Sciences de l'Education s'interrogent en terme d'orientation.
Elles essaient de rendre cohérentes les différents éléments
du choix, en particulier les intérêts et les aptitudes. De
sorte que lorsqu'un enfant, un adolescent, se dirige vers une profession,
ce choix soit satisfaisant, à la fois pour le jeune et pour le milieu.
Satisfaisant à long terme, mais également
stable à court et moyen terme. Cette question se pose en particulier
à l'adolescence, âge des choix professionnels. "Ce problème
de la constance des intérêts professionnels est d'une importance
capitale, pour l'adolescent d'abord, pour la Société ensuite.
(…) La question de la stabilité des intérêts est de
celles qui ont été les plus débattues et ont soulevé
le plus de controverses, sans doute parce qu'elle revêt une importance
exceptionnelle au point de vue pratique aussi bien que théorique."
(4)
La solution proposée par beaucoup d'auteurs est
l'emploi de questionnaires standardisés, car l'instabilité
des intérêts ne serait due qu'à une mauvaise évaluation
"L'emploi généralisé de questionnaires standardisés
permet en effet d'obtenir des estimations plus fidèles des intérêts
; (…) les intérêts ainsi inventoriés (sont) beaucoup
plus stables que les préférences exprimées spontanément."
(8) On pense cerner les intérêts les plus profonds et les
plus stables. C'est important pour l'orientation du jeune, mais qu'en est-il
de la prise en compte de son désir ? Désir qui ne tient certainement
pas compte des conditions de la réalité. Il n'est qu'individuel.
Le problème de l'orientation, lui, répond
à des critères sociaux, aux besoins de la société.
C'est un aspect que je n'aborderai pas. En revanche, l'impact du milieu
n'est pas neutre, car il influence et limite les choix qui s'offrent aux
jeunes.
"On peut trouver des exemples multiples de l'importance
du statut d'appartenance dans la définition des choix possibles
pour les adolescents. (…) Le système de valeurs et d'attitudes pèsent
lourd sur les orientations, surtout lorsque la distance sociale (…) est
trop grande entre la personne statutaire (celle des parents) et le personnage
correspondant à la profession choisie. (…) En principe, il est possible
pour tout individu d'appartenir à n'importe quel groupe socio-professionnel.
L'évolution de le société française est telle
qu'il est moralement interdit de préconiser une sorte d'apartheid,
mais reconnaissons que des filtrages discrets l'ont efficacement remplacé."
(5)
De même, C. THELOT accorde davantage d'importance
au statut socio-professionnel du père qu'à la profession
elle-même, faisant la part du statut, de la position sociale.
L'orientation peut-être très différente.
Elle peut s'exprimer, selon les individus en des termes, avec des mots
très différents, qui seront signifiants de la place du désir
pour le sujet :
"Je m'oriente" (17) offre un aspect dynamique,
fondé sur un désir (qui s'exprime sous la forme des verbes
être, avoir, ou faire) confronté à la réalité
extérieure (environnement, exigences du milieu…) et intérieure
(capacités, aptitudes…).
"Je m'oriente contre" est fondé sur un
refus, vis à vis des parents (sous forme d'opposition ou d'autonomisation)
ou vis à vis du milieu (par rapport aux exigences du milieu, aux
modèles sociaux en cours dans le milieu d'origine).
"Je m'oriente pour être" a pour but de combler
un manque à être, terme qui prend le pas sur l'avoir et sur
le faire. Le choix de la profession est fait pour satisfaire l'image de
soi narcissique.
"Je crois m'orienter" est fondé sur la
difficulté de confronter le désir à la réalité,
ce n'est plus l'expression du désir qui prime, mais l'évitement
du doute quant aux aptitudes et aux possibilités du milieu.
"On m'oriente" est fondé sur l'absence
apparente de désir, la personne compte sur les décisions
des autres.
On peut voir que selon ce système, la réalisation
effective du désir (qui existe même s'il ne s'exprime pas
ou est apparemment absent) est aléatoire. Les conditions de la réalité
sont déjà des obstacles, mais dans beaucoup de cas, il y
aura insatisfaction de la part de la personne orientée activement
ou passivement.
Jusqu'ici, il a été question de l'interaction
d'un désir (quelle que soit la manière dont il s'exprime)
et des conditions imposées par le milieu, le milieu scolaire en
tout premier lieu. Comment cela se joue-t-il pour le sujet lui-même
?
"Si l'enfant est marqué par le métier
de ses parents, ou de son père, qu'il s'agisse d'une empreinte (selon
LORENTZ ou selon HERMANN), d'une trace (de l'ordre de l'apprentissage ou
du conditionnement), d'un frayage à la symbolisation (le métier
servant de support à la représentation de l'image parentale),
ou de tout autre chose, ce "marquage" devrait se retrouver au moment du
choix d'un métier." (7)
Le choix du métier est largement conditionné
par les situations vécues durant l'enfance, les auteurs le reconnaissent
quelle que soit l'appréhension qu'ils ont de celles-ci : sur le
mode du conditionnement, de l'imprégnation ou de la mise en place
de mécanismes psychiques.
"L'enfant va être amené à choisir
son métier en fonction de très nombreux paramètres,
qui entrent en interférence les uns avec les autres :
- des paramètres plus ou moins conscients :
se sont les pressions ou les facilitations sociales (…) ;
- (…) la construction d'un moi-idéal à
partir des images parentales plus ou moins idéalisées elles-mêmes.
C'est-à-dire que derrière le choix, il faudrait discerner
l'histoire familiale. Le choix ne serait que la partie émergée
de l'iceberg. Ce qui sous-tendrait le choix serait un ensemble de désirs
et de souvenirs, dont les modèles seraient les attitudes, les comportements,
les métiers des parents…" (7)
Tous les auteurs, quelle que soit leur approche du développement
de la personnalité accordent aux données psychologiques une
place importante quant à la problématique du choix professionnel,
à côté des données sociologiques, éducatives.
L'école étant parfois considérée
comme contrecarrant les désirs des individus : "L'école
est un des plus puissants moyens d'abolir l'infinie diversité qui
est la gloire de notre espèce." (16) Encore que les sujets "résistent"
à cette influence : "Si le sujet consent à écouter,
ce n'est que d'une oreille distraite, et on a l'impression qu'il pense
dans son for intérieur : "Tu as beau parler, je ferai tout de même
ce que je veux". Il semble vouloir défendre un objet infiniment
précieux et indispensable à sa vie." (10) Pour R. MEILI,
c'est reconnaître sans le nommer, le désir impérieux
de l'individu, même s'il identifie les "penchants" (par opposition
aux aptitudes) comme "des besoins au sens le plus large du mot".
Reconnaître l'importance de l'enfance, de la manière
dont elle est vécue au sein de la famille est donc une donnée
générale. Mais comment fonctionne cette influence ?
Si les intérêts renvoient nécessairement,
donc, à la famille, en fonction de quoi varient-ils, dans cette
référence ? Car "l'influence du métier du père
ou d'un très proche parent (frère, oncle), se manifeste,
mais sous une forme aversive aussi bien qu'appétitive." (13)
Pour D. SUPER les intérêts varient selon
l'intensité de l'identification au père et à la mère.
Plus on essaie d'imiter ses parents, plus les intérêts ressemblent
à ceux des parents. Les intérêts varient selon le type
de l'identification. Celui qui s'identifie à son père aura
des intérêts techniques et commerciaux (intérêts
"virils"), celui qui s'identifie à sa mère aura des intérêts
littéraires et artistiques (intérêts "maternels"),
celui qui s'identifie à la fois à son père et à
sa mère aura des intérêts qui permettent de combiner
les deux voies. Par exemple, il s'intéressera au service social
où l'on s'occupe des personnes (intérêts féminins)
et à la recherche ou à des postes de direction (intérêts
masculins). Cette distinction entre des professions "féminines"
et "masculines" est importante, et renvoie aux représentations.
Car c'est le propre de la culture que de qualifier les conduites, les attitudes,
et de les attribuer à l'un ou l'autre sexe.
"Les intérêts commencent à s'organiser
dès l'enfance, non pas selon les caractéristiques des activités
intéressantes, mais selon l'idée du moi, les attitudes de
l'individu vis à vis de lui-même." (14) Mais ce ne sont
pas tant les réalités professionnelles qui marquent le choix,
mais les représentations que l'enfant en a. Celles-ci sont influencées
par le milieu, comme le dit C. THELOT : "L'imaginaire aussi dépend
des conditions sociales dans lesquelles il naît." (15) II n'y
a pas loin de l'opinion de F. HURSTEL pour qui c'est le signifiant "nom
de métier" qui est facteur premier ?
D. SUPER estime que "les travailleurs sociaux avaient
rencontré, dans leur famille, davantage de tensions, moins d'amour
familial, leur mère avait souvent des problèmes caractériels.
En faisant choix de cette profession, ces hommes paraissaient rechercher
une compensation à l'insuffisance des relations interpersonnelles
durant leur enfance. Pour les femmes, le choix de la profession d'assistante
sociale semble un phénomène culturel plutôt qu'une
recher-che des relations interpersonnelles." (14)
Il fait le lien, rapidement, avec le contexte culturel,
et les représentations sociales : "Plus le choix professionnel
s'éloigne de la norme sociale admise pour les individus d'un sexe
donné, plus il est probable que ce choix est le résultat
d'expériences intérieures qui y prédisposent. Lorsqu'il
s'éloigne de la norme sociale, le choix professionnel est le moyen
de combler un manque : manque d'amour et de soutien familial chez les travailleurs
sociaux, remplacement d'un père perdu chez les femmes ingénieurs."
(14)
Il y a interaction entre le mouvement individuel, de
dimension psychogénétique, et le mouvement culturel, représentations
et conditions particulières d'accès à la profession.
Chacun vit dans un milieu et se développe en fonction de celui-ci,
tout autant que par ses propres potentialités.
"Ce qui aboutit au choix du métier est un ensemble
complexe d'aptitudes héritées (les familles de musiciens),
d'éducation précoce, d'identifications et de contre-identifications."
(2)
La plupart des auteurs s'accordent pour penser que "les
aptitudes d'une personne ne sont pas un facteur très important dans
la détermination des intérêts." (4) Les deux démarches
sont indépendantes. L'orientation scolaire tient surtout compte
des aptitudes, mais la résultante sera souvent une insatisfaction
dans les études poursuivies ou, plus tard dans l'exercice de la
profession. Ce seront les principales causes des échecs : façon
d'exprimer l'absence du sujet dans la voie suivie plus ou moins par contrainte
(que celle-ci soit manifeste ou latente, comme la pression du milieu).
Dans le métier des parents, il y a deux choses
: l'activité professionnelle réelle, et la représentation
imaginaire ou symbolique du métier.
"L'interaction précoce entre les très
jeunes en-fants et leurs parents a pu dépendre, au moins dans une
certaine mesure, de l'activité professionnelle de ceux-ci."
(9) La disponibilité que leur activité laisse aux parents
n'est pas sans incidence sur les relations parents-enfants. L'enfant de
commerçants ne retrouvera ses parents que tard, et ceux-ci seront
peu disponibles : "L'expérience montre que le commerce des parents
nuit souvent aux enfants." (2) L'enfant de médecin verra son
père plus souvent disponible à l'écoute des autres
qu'à la sienne. L'enfant dont le père est posté devra
respecter son repos, et ne le verra que peu de temps dans la semaine.
"Le métier des parents a des conséquences
importantes pour l'enfant. Bien évidemment, des conséquences
économiques, pour le niveau de vie. Mais ce n'est pas le plus important.
Le niveau culturel et la disponibilité des parents retentissent
bien plus sur le fonctionnement psychologique, l'appétit culturel,
l'insertion à l'école." (2)
B. CYRULNIK explique qu'on ne parvient plus à
apprendre aux enfants esquimaux à construire des pirogues comme
le faisaient leurs ancêtres : on leur explique avec des mots, alors
qu'autrefois c'est par l'imitation que l'apprentissage se faisait. Il fait
le parallèle avec nos sociétés. "L'apprentissage
par imitation n'est plus possible, car le métier des parents n'est
plus une activité sensoriellement perceptible. Cette privation de
modèle sensoriel facilite le développement des représentations
fantasmatiques." (3) Il conclut son article en se demandant quel était
le métier du père d'Œdipe ? Pour illustrer la "force du destin".
La problématique du choix professionnel est posée,
rès clairement par R. PERRON, sous la forme de questions :
"1. Quelles représentations, quelles images,
l'enfant se donne-t-il de ses parents, en particulier quant à leur
dimension professionnelle, ou plus largement socio-professionnelle ?
2. En quoi ces images des parents contribuent-elles
à modeler l'image que l'enfant forme de lui-même ?
3 En quoi cette image de soi de l'enfant peut-elle
en retour contribuer à modeler l'image qu'il se donne de ses parents
?" (12)
L'image de soi est au centre de ces questions. "L'attitude
envers soi, ou estime de soi, est une atti-tude fondamentale. C'est elle
qui va donner un sens –en portant ou non la signification : "succès
possible"– à toutes les actions entreprises." (11) La place
que va "se choisir" l'enfant va être tributaire, à la fois
de celle de ses parents, et de la capacité ou non qu'il aura à
se situer par rapport à cette place : comment être "plus que
son père", pour le garçon, comment ne pas se construire une
image dévalorisée pour ne pas dépasser un père
? Ou comment faire mieux que le père dans le chemin tracé
par lui, imposé par lui ? "La gêne dans le métier
ne suscite pas la vocation chez les enfants. Mais à l'inverse le
génie des parents peut être décourageant, légitimement.
La peur de dépasser les parents est un frein. La certitude de ne
pouvoir les dépasser en est une autre." (2) Grandir peut devenir
une menace pour les parents (du point de vue de l'enfant), "devenir
plus grand que les parents, c'est les faire plus petits, les réduire,
jusqu'à cette réduction radicale que sera leur mort."
(12) Tout comme l'individu doit faire face, sur le plan affectif, au complexe
d'Œdipe, il doit affronter ce que Gaston BACHELARD appelle le "complexe
de Prométhée." (1)
Où qu'il soit ex-patrié (sorti de la maison
de son père), l'enfant portera l'image de son père par rapport
à laquelle il se situera toujours, comme ces ouvriers que décrit
F. HURSTEL (6) qui, s'ils ne s'éloignent pas du père ("La
séparation avec la lointaine région d'origine semble faire
office de "séparation psychologique" et de distinction générationnelle"),
s'en distinguent par leurs capacités propres ("Sans moi, qu'est-ce
qu'il ferait, le père ?").
Pour F. HURSTEL, l'hypothèse est que même
le signifiant "nom-de-métier" est porteur de valeurs identificatoires,
signifiant autour duquel s'articule le choix du métier pour l'enfant.
(6) Choix du métier comme qualification de la propre inscription
sociale de l'enfant.
Le métier d'éducateur.
Historique
Le métier d'éducateur est un métier
neuf, puisqu'il date de la dernière guerre. Il avait pourtant des
précurseurs célèbres, si on veut remonter le temps
: saint Vincent de Paul, saint Jean Bosco...
Issue principalement du scoutisme, la "rééducation
des jeunes inadaptés" était l'affaire de jeunes bénévoles
qui répondaient à une situation provisoire, imposée
par la guerre (tout d'abord, l'action se dirigeait vers les jeunes délinquants,
les jeunes abandonnés, inadaptés sociaux, pour s'étendre
plus tard à toute forme d'inadaptation, l'inadaptation mentale en
particulier). Pour ces jeunes, c'était une façon de "servir".
Mais la situation dura, car l'inadaptation sociale survécut à
la guerre. Les "éducateurs" devaient continuer.
Les méthodes étaient inspirées du
scoutisme, avec les valeurs de franchise de loyauté, d'activité
et d'honneur. La référence était chrétienne,
familiale. On essayait de reconstituer une famille autour de l'éducateur
(de son couple, de sa famille, éventuellement). Etre éducateur
demandait un don total, excluant tout clivage, interdisant quelque chose
"à côté". La vocation était nécessaire.
Cependant, il y avait une distinction, même dans
les centres de formation des éducateurs, entre deux "catégories"
: ceux qui s'occupaient des inadaptés sociaux ("caractériels",
délinquants, cas sociaux…) et ceux qui s'occupaient des inadaptés
mentaux (débiles, psychotiques…). Cette distinction existait également
dans l'esprit du public.
Rapidement, la psychologie intervint : le don de soi
ne suffisait plus pour répondre à la demande de l'enfant.
La compétence prit la place de la spontanéité : l'éducateur
devint "technicien de la relation". "Educateur" devint un métier
(avec Convention Collective, syndicats, revendications horaires, salariales…).
Au concept ''amour-don-vocation'' se substitua celui de "profession-technique-savoir".
Pourtant, pour le public, la première "image"
qui demeurait, était celle de vocation. C'est œuvre de sainteté
que de s'occuper de "ces enfants" ! Ce sont des mots que l'on entend encore
aujourd'hui dans la bouche du public : "Quelle patience vous devez avoir,
moi, je ne pourrais pas !" Seule la vocation (l'appel divin) peut expliquer
le choix d'une telle profession. Il y a quelque chose de l'ordre du don,
du sacrifice de soi, qui impose le terme de vocation, où il faut
entendre "on ne peut pas faire ce métier seulement pour de l'argent"
! Mais, de son côté, l'éducateur revendiquait le statut
de professionnel.
Deux systèmes s'opposeront : la référence
''vocationnelle" et la référence "technique", jusque dans
les établissements. Cela se joue également au niveau de la
sélection à l'entrée des écoles de formation
: faut-il exiger le baccalauréat (garant d'un "niveau de compréhension"
des techniques pédagogiques, éducatives) ou non (et conserver
le côte vocation, spontanéité) ? Le "niveau" remplacera
la "vocation", dans le cadre de la sélection, mais pas dans l'image
que l'éducateur donne de lui.
C'est une question idéologique.
Celle-ci sera à son comble en 1968, où
l'éducateur sera vécu comme "garant des normes", surtout
dans le domaine social. Va naître une génération d'éducateurs
libertaires, "baba cool"… dont l'action s'orientera davantage contre la
société, que vers l'éducation des jeunes. C'est aussi
l'épanouissement des Clubs de Prévention, du travail en Milieu
Ouvert. C'est aussi le temps de "l'anti-psychiatrie" des anglais LAING
et COOPER. Dans l'esprit de beaucoup de jeunes éducateurs, l'institution
est condamnable, car elle rappelle le "grand enfermement". Mais c'est une
perception interne au milieu : vu de l'extérieur, peu de choses
changent, l'image reste la même.
Il y a une distance entre les représentations
que l'éducateur a de soi et la réalité de ses pratiques,
entre la quête d'identité professionnelle (technique, thérapeutique,
rééducatrice) et les demandes des associations gestionnaires
qui n'exigent pas de compétence, de technicité de la part
de leur personnel. Elles cherchent à garder la maîtrise des
établissements, appuyées par les "anciens", garants de l'idéologie
vocationnelle. Elles ne cherchent pas à former des équipes
possédant des savoirs, des techniques, mais entretiennent un système
"familial" paternaliste.
Le rôle de l'éducateur
En 1965, M. LEMAY le définit comme devant "faciliter
l'expression des troubles afin que le Moi, préalablement renforcé
par l'utilisation de la relation éducative, par la présence
du groupe, par le maniement d'un programme dosé et adapté
aux besoins de chaque jeune, puisse mieux connaître les réalités
extérieures, puisse découvrir ses difficultés intérieures
et trouver en lui-même les forces suffisantes pour dépasser
ses conduites primitives. L'objectif final est donc l'adaptation de l'enfant
à son environnement en lui faisant acquérir maturité
et autonomie." (23) Le rôle de l'éducateur est déli-mité.
Il s'agit surtout de le distinguer de celui du psychothérapeute
: "C'est surtout la disposition, chez l'éducateur, de créer
les conditions qui per-mettront à l'enfant de vivre une expérience
nouvelle et corrective, sans favoriser des répétitions symptomatiques
qui pourraient susciter des régressions dans la vie actuelle de
l'enfant." (25)
La ''technique" de l'éducateur est la relation,
quel que soit le système de référence (vocationnel,
professionnel), son outil de travail est sa personnalité. L'expérience
de la rencontre avec l'enfant, le renvoie davantage à ce qu'il est,
qu'à ce qu'il sait ou ce qu'il fait.
La différence fondamentale avec l'enseignant,
l'animateur, le moniteur d'atelier (pour qui le savoir à transmettre
tient lieu de tiers) est l'absence d'objet ternaire. D'où la réflexion
de certains instituteurs : "Je préfère 40 élèves
comme les miens, plutôt que 8 comme les vôtres"... Encore conviendrait-il
de faire la distinction entre l'éducateur "de groupe" et l'éducateur
"scolaire" qui possède un support : la pédagogie. Mais la
pédagogie ne peut être la seule réponse à la
problématique des enfants inadaptés, (non plus d'ailleurs
que la seule attitude éducative). L'éducateur, s'il veut
être fidèle à ses objectifs (qu'ils soient vocationnels
ou professionnels) ne peut s'exonérer du travail relationnel qui
est, fondamentalement, le sien.
Dans la rencontre avec l'enfant se pose la question de
l'identité de l'éducateur, identité professionnelle
(de qui suis-je le mandataire ? et pour quelle action ?), identité
personnelle (qui suis-je ?). Ces deux questions renvoient, de façon
essentielle, à la motivation professionnelle.
Il y a deux façons d'y répondre
La solution défensive, la plus "efficace", est
la mise à distance de l'autre. En maintenant l'enfant à sa
place d'autre, en renforçant la différence. Soit en développant
sa propre altérité par rapport à l'enfant "Je suis
adulte, je suis normal, je suis salarié…" Soit en développant
l'altérité de l'autre par rapport à soi "Je suis un
technicien je possède un savoir, un pouvoir, sur l'enfant, que je
manifeste en le nommant débile, psychotique, délinquant,
diffèrent".
Le danger est écarté "dès lors,
en effet, qu'Autrui m'apparaît comme objet, sa subjectivité
de-vient une propriété de l'objet considéré."
(26) Ce faisant, il se met dans l'impossibilité d'entrer en relation
avec l'enfant, et donc de l'aider, et même de s'aider lui-même,
en prouvant qu'il est "du bon côté de la barrière",
dans le sens où Michel FOUCAULT situait le fou enfermé comme
garant de notre propre normalité.
L'autre solution devrait être celle qui est en
soi : il n'est possible de rencontrer l'autre, en tant que sujet, que si
nous nous reconnaissons comme sujet accompli, assumant notre origine, notre
sexe, notre place…
Le choix de la profession d'éducateur
Face à de telles difficultés d'être
éducateur, on pourrait se poser la question de Géronte :
"Mais que diable allait-il faire dans cette galère ?"
(24)
Mon hypothèse est qu'on ne choisit aucun métier
"par hasard", moins encore celui-ci. Quel motif pousse alors la personne
vers le métier d'éducateur ? Recherche ou refus de sa propre
enfance ? "La motivation entraîne couramment l'adulte, et à
un niveau plus scientifique le psychologue, à explorer dans l'image
déformante, par la connaissance de l'enfant, les limites de soi,
quête de l'identité propre aux frontières de l'autre."
(20)
Cette autre citation est trop proche de ma pensée
pour que je ne la cite pas en entier :
"L'éducateur spécialisé, de par
son contact quotidien avec l'enfant inadapté, voit son identité
en question, dans la mesure où il est personnellement confronté
avec l'ambiguïté d'un semblable diffèrent. Mais de plus,
cette altérité de l'enfant inadapté ne peut être
facilement assumée, dans la mesure où elle met en cause "l'autre
en moi", à un niveau très fondamental, puisque c'est au niveau
même de ce qui a pu provoquer ce type de choix professionnel. On
voit dès lors le paradoxe : c'est un adulte en interrogation sur
son identité qui, pour cette raison, choisit d'exercer une profession
dont il pense qu'elle l'aidera à savoir qui il est, alors que, dans
la réalité, celle-ci le met en cause au lieu même de
sa fragilité." (19)
En ce qui concerne la recherche de sa propre enfance,
Mélanie KLEIN éclaire ce qu'il en est du désir de
réparation : "En renversant une situation, c'est-à-dire
en agissant à l'égard d'une autre personne comme un bon parent,
nous recréons en fantasme l'amour et la bonté que nous avons
souhaité chez nos parents et nous en jouissons. Par ailleurs, agir
à l'égard des autres en tant que bons parents peut être
également une manière de se débarrasser des frustrations
et des souffrances du passé. (…) Cette façon de réparer
est un élément fondamental dans l'amour et dans toutes les
relations humaines." (22) Il est à noter que le titre
anglais ("Love, hate and reparation") fait explicitement référence
à la réparation.
C'est le même mécanisme que décrit,
dans d'autres termes, Anna FREUD, en tant que mécanisme de défense
du Moi : "le mécanisme de projection, à l'œuvre dans la
jalousie et dans l'attribution à d'autres de l'agressivité
qui est nôtre, permet également "d'établir des liens
positifs en consolidant par là les relations humaines. Appelons
"cession altruiste" des pulsions à autrui, cette forme normale et
moins voyante de projection." (18)
La solution trouvée par ces personnes qui ont
souffert dans leur enfance est donc de rejouer cette enfance ? Comment
s'étonner de retrouver parmi les personnels qui encadrent les enfants
(il n'y a pas que les éducateurs) autant de personnalités
qui ont connu des problèmes dans leur enfance ?
"On est alors en droit de supposer que vouloir s'occuper
spécifiquement de jeunes inadaptés, c'est chercher à
travers la question de ses "clients", une réponse à la question
de sa propre enfance. (....) Ce que montre, à posteriori, le très
grand pourcentage d'échecs, pour des raisons psychologiques ou psychiatriques,
relevé à l'entrée des écoles d'éducateurs."
(19)
La démarche est valable pour l'éducateur
comme pour l'éducatrice. Encore que le choix, pour cette dernière,
soit plus "naturel". Car les soins, maternels, corporel, etc… renvoient
davantage au rôle maternel.
"Il serait peut-être possible de dire que ce
milieu substitutif familial est en réalité maternel. Le pouvoir
"phallique" est entre les mains de l'organisme administratif ou judiciaire
qui dépose, au moment du placement, un enfant dans le giron de l'institution
; l'autorité administrative agit ici comme puissance paternelle.
Peut-être faudrait-il se demander si la profession d'éducateur
n'est pas "sexuellement féminine". (…) On voit que la situation
de l'éducateur l'apparente plus au rôle féminin qu'au
rôle masculin." (19)
Comment qualifier le choix du garçon ? Les intérêts
varient selon les identifications. Dans le cas du garçon qui choisit
le métier d'éduquer, il est fort probable que l'identification
au père (et à son métier) ait été difficile.
Faut-il en conclure, de par la définition même
du profil de la profession d'éducateur (pour un garçon au
moins), que celui qui se dirige vers cette profession, est quelqu'un qui
"a des problèmes" ? C'est aller un peu vite. Si le moteur de la
démarche trouve son énergie dans l'enfance de la personne,
le désir de réparation existe et fonctionne ''naturellement"
dans tout le fonctionnement humain, jusque et y compris les relations amoureuses,
maritales, etc… à en croire Mélanie KLEIN.
Et si le signifiant "éducateur" fonctionne comme
un attracteur, au sens où le définit F. HURSTEL (21),
ce n'est pas pour autant que la personne ne répondra pas à
la demande d'aide de l'enfant. Tout dépend de "la qualité
de la personne" de l'éducateur ou du soignant. La condition d'un
travail éducatif ou rééducatif efficace (et honnête)
est de ne pas rechercher de réponses chez l'enfant, mais d'être
attentifs aux retentissements de la relation, en soi-même.
Conclusions…
Toute démarche qui vise à aider doit respecter
l'autre. Il faut toujours garder un esprit lucide sur ses propres réactions
dans la relation, c'est la condition nécessaire au bon fonctionnement
de celle-ci (et j'ajouterais que c'est valable dans toutes les relations).
Mêler sa propre problématique à celle de l'autre n'apporte
que confusion. Cela se traduit en insatisfaction chez l'adulte, en immobilité
chez l'enfant.
C'est valable surtout quand l'enfant n'est pas à
même de nous renvoyer notre questionnement, comme le fera, brutalement,
le "caractériel". L'enfant est d'autant plus fragile qu'il n'a pas
les capacités de résister à l'envahissement autrement
que par un repli encore plus grand sur lui-même.
Notes :
1. BACHELARD (G.), La psychanalyse du feu, Paris, 1937. Cité
par R. PERRON.
2. CHILAND (C.), Du métier des parents au choix du métier,
in La fille du boulanger. Les raisons du choix professionnel, Lieux de
l'Enfance, N°12, Privat, 1974
3. CYRULNIK (B.), Enfants poubelles, enfants de princes, in La fille
du boulanger. Les raisons du choix professionnel, Lieux de l'Enfance, N°12,
Privat, 1974
4. DESCOMBES (J.P.), Intérêts et choix professionnels.
Eva-lués par l'Inventaire de Préférence de Kuder,
Neuchâtel, Dela-chaux et Niestlé, 1971
5. DREVILLON (J.), L'orientation scolaire et professionnelle, Paris,
P.U.F., 1966
6. HURSTEL (F.), Le nom... des métiers, de "père en fils",
in TRADIDIS, N°0, Strasbourg, 1992
7. KIPMAN (S.D.), Sans foi sur le métier...,in La fille du bou-langer.
Les raisons du choix professionnel, Lieu de l'En-fance,N°12, Privat,
1974
8. LARCEBEAU (S.), Les intérêts des garçons de
l'enfance à l'adolescence, in BINOP, N'21, 1965
9. LEBOVICI (S.), Les interactions précoces, la situation socio-culturelle
des parents et leurs métiers, in La fille du boulanger. Les raisons
du choix professionnel, Lieux de l'Enfance, N°12, Privat, 1974
10. MEILI (R.), Psychologie de l'orientation professionnelle, Genève,
Mont-Blanc, 1944
11. MUCCHIELLI (A), Les motivations, PUF, Que sais-je ? N°1949
12. PERRON (R.), Le concept de représentation chez l'enfant,
in La fille du boulanger. Les raisons du choix professionnel, Lieux de
l'Enfance, N°12, Privat, 1974
13. PIERON (H.), et coll., Traité de Psychologie Appliquée.
Livre 3. L'utilisation des aptitudes, Paris, P.U.F., 1954
14. SUPER (D.), La psychologie des intérêts, Paris, P.U.F.,
Le psychologue N°l9, 1964
15. THELOT (C.), Tel père, tel fils ? Position sociale et fami-liale,
Paris, DUNOD, 1985
16. VIAL (J.), Les vocations et l'école, Paris, E.S.F., 1987
17. ZARKA (J.), A propos de la "maturité vocationnelle". Quelques
problèmes d'orientation post-scolaire, in ,Bulletin de Psy-chologie,
N°9-12, 1974-1975
18. FREUD (A.), Le moi et les mécanismes de défense,
Paris, PUF, 1949
19. FUSTIER (P.), L'identité de l'éducateur spécialisé,
Paris, Editions Universitaires, 1972
20. GUILLAUMIN (J.), La genèse du souvenir, Paris, PUF, 1968
21. HURSTEL (F.), Le nom... des métiers, de "père en
fils", in TRADIDIS, N°0, Strasbourg, 1992
22. KLEIN (M.), RIVIERE (J.), L'amour et la haine, Paris, Payot, 1973.
A noter que le titre anglais : "Love, hate and repa-ration" fait explicitement
référence à la réparation.
23. LEMAY (M.), Les fonctions de l'Educateur Spécialisé
en Psychiatrie Infantile, in Psychiatrie de l'Enfant, VIII, 2, 1965
24. MOLIERE, Les fourberies de Scapin, Acte II, Scène 7
25. SALOME (J.), Supervision et formation de l'éducateur spécialisé,
Toulouse, Privat, 1972
26. SARTRE (J.-P.), L'être et le néant, Paris, NRF, 1957
Jean-Marc THIEBAUT
Educateur Spécialisé...