« La motivation du choix professionnel chez l'éducateur spécialisé »
paru dans les numéros 8 et 9 du journal des Appaches
par  Jean-Marc Thiébaut

Cet article est la reprise d'un travail exécuté il y a quelques années, mais il reste toujours d'actualité. Il s'agit d'une réflexion sur les motivations qui amènent aux choix professionnels. En particulier chez les éducateurs  spécialisés, et, par extension, aux personnes qui "s'occupent d'enfants en difficulté". Mais la réflexion vaut pour tous les métiers...
Les numéros renvoient aux références bibliographiques en fin d'article.


Le choix du métier.

Selon A. MUCCHIELLI, tout individu a vécu des situations qui l'ont marqué, dans le même sens que l'imprégnation de K. LORENTZ.
Ces situations laisseront des traces indélébiles, qui orienteront la perception du monde, les attitudes et les réactions. Ces "traces" seront communes (ou non) à un certain nombre d'individus, et formeront des motivations humaines (communes à l'ensembles des humains), culturelles (communes à certains groupes humains), alors que d'autres ne seront qu'individuelles. Cela se formulera sous forme de règles de vie, de croyances, et par la sous-tendra toutes les conduites de la personne. Règles de vie qui seront les conclusions que l'individu tirera des situations qu'il a vécues.
"Les motivations sont des facteurs inconscients et non rationnels de la conduite. La conduite humaine est un processus complexe, comportant plusieurs niveaux de profondeur. Au niveau le plus profond, on trouve les empreintes psychiques (instincts, complexes, principes personnels). Au niveau le plus extérieur, on trouve le comportement observable lui-même (habitudes et coutumes, scénarios et jeux, réactions défensives). Aux niveaux intermédiaires, on trouvera les émotions, les attitudes profondes et les représentations imaginaires." (11)

Le choix d'une profession, quelque soit l'âge auquel il se fait, n'est jamais dû au hasard. Depuis le petit enfant qui s'identifie au métier de ses parents (comme papa, comme maman, à un métier qui représente la puissance ou la loi (pompier, policier…) pour un garçon, la maternité ou ses soins (infirmière, maîtresse…) pour les filles, etc... Il n'y a pas de choix qui ne représente quelque chose pour l'enfant.
Devenu grands, ils "rationaliseront" leurs choix, qui bien souvent sera encore influencé par leurs choix d'enfants. A l'adolescence, ils renieront peut-être les modèles qui furent les leurs, mais il n'y aura toujours pas de hasard.
Beaucoup d'auteurs se sont penchés sur le problème. Souvent à partir de l'orientation scolaire. Là, cela se pose en terme d'intérêts et d'adéquation avec les aptitudes.
Les Sciences de l'Education s'interrogent en terme d'orientation. Elles essaient de rendre cohérentes les différents éléments du choix, en particulier les intérêts et les aptitudes. De sorte que lorsqu'un enfant, un adolescent, se dirige vers une profession, ce choix soit satisfaisant, à la fois pour le jeune et pour le milieu.
Satisfaisant à long terme, mais également stable à court et moyen terme. Cette question se pose en particulier à l'adolescence, âge des choix professionnels. "Ce problème de la constance des intérêts professionnels est d'une importance capitale, pour l'adolescent d'abord, pour la Société ensuite. (…) La question de la stabilité des intérêts est de celles qui ont été les plus débattues et ont soulevé le plus de controverses, sans doute parce qu'elle revêt une importance exceptionnelle au point de vue pratique aussi bien que théorique." (4)
La solution proposée par beaucoup d'auteurs est l'emploi de questionnaires standardisés, car l'instabilité des intérêts ne serait due qu'à une mauvaise évaluation "L'emploi généralisé de questionnaires standardisés permet en effet d'obtenir des estimations plus fidèles des intérêts ; (…) les intérêts ainsi inventoriés (sont) beaucoup plus stables que les préférences exprimées spontanément." (8) On pense cerner les intérêts les plus profonds et les plus stables. C'est important pour l'orientation du jeune, mais qu'en est-il de la prise en compte de son désir ? Désir qui ne tient certainement pas compte des conditions de la réalité. Il n'est qu'individuel.
Le problème de l'orientation, lui, répond à des critères sociaux, aux besoins de la société. C'est un aspect que je n'aborderai pas. En revanche, l'impact du milieu n'est pas neutre, car il influence et limite les choix qui s'offrent aux jeunes.
"On peut trouver des exemples multiples de l'importance du statut d'appartenance dans la définition des choix possibles pour les adolescents. (…) Le système de valeurs et d'attitudes pèsent lourd sur les orientations, surtout lorsque la distance sociale (…) est trop grande entre la personne statutaire (celle des parents) et le personnage correspondant à la profession choisie. (…) En principe, il est possible pour tout individu d'appartenir à n'importe quel groupe socio-professionnel. L'évolution de le société française est telle qu'il est moralement interdit de préconiser une sorte d'apartheid, mais reconnaissons que des filtrages discrets l'ont efficacement remplacé." (5)
De même, C. THELOT accorde davantage d'importance au statut socio-professionnel du père qu'à la profession elle-même, faisant la part du statut, de la position sociale.
L'orientation peut-être très différente. Elle peut s'exprimer, selon les individus en des termes, avec des mots très différents, qui seront signifiants de la place du désir pour le sujet :
"Je m'oriente" (17) offre un aspect dynamique, fondé sur un désir (qui s'exprime sous la forme des verbes être, avoir, ou faire) confronté à la réalité extérieure (environnement, exigences du milieu…) et intérieure (capacités, aptitudes…).
"Je m'oriente contre" est fondé sur un refus, vis à vis des parents (sous forme d'opposition ou d'autonomisation) ou vis à vis du milieu (par rapport aux exigences du milieu, aux modèles sociaux en cours dans le milieu d'origine).
"Je m'oriente pour être" a pour but de combler un manque à être, terme qui prend le pas sur l'avoir et sur le faire. Le choix de la profession est fait pour satisfaire l'image de soi narcissique.
"Je crois m'orienter" est fondé sur la difficulté de confronter le désir à la réalité, ce n'est plus l'expression du désir qui prime, mais l'évitement du doute quant aux aptitudes et aux possibilités du milieu.
"On m'oriente" est fondé sur l'absence apparente de désir, la personne compte sur les décisions des autres.
On peut voir que selon ce système, la réalisation effective du désir (qui existe même s'il ne s'exprime pas ou est apparemment absent) est aléatoire. Les conditions de la réalité sont déjà des obstacles, mais dans beaucoup de cas, il y aura insatisfaction de la part de la personne orientée activement ou passivement.
Jusqu'ici, il a été question de l'interaction d'un désir (quelle que soit la manière dont il s'exprime) et des conditions imposées par le milieu, le milieu scolaire en tout premier lieu. Comment cela se joue-t-il pour le sujet lui-même ?
"Si l'enfant est marqué par le métier de ses parents, ou de son père, qu'il s'agisse d'une empreinte (selon LORENTZ ou selon HERMANN), d'une trace (de l'ordre de l'apprentissage ou du conditionnement), d'un frayage à la symbolisation (le métier servant de support à la représentation de l'image parentale), ou de tout autre chose, ce "marquage" devrait se retrouver au moment du choix d'un métier." (7)
Le choix du métier est largement conditionné par les situations vécues durant l'enfance, les auteurs le reconnaissent quelle que soit l'appréhension qu'ils ont de celles-ci : sur le mode du conditionnement, de l'imprégnation ou de la mise en place de mécanismes psychiques.
"L'enfant va être amené à choisir son métier en fonction de très nombreux paramètres, qui entrent en interférence les uns avec les autres :
- des paramètres plus ou moins conscients : se sont les pressions ou les facilitations sociales (…) ;
- (…) la construction d'un moi-idéal à partir des images parentales plus ou moins idéalisées elles-mêmes. C'est-à-dire que derrière le choix, il faudrait discerner l'histoire familiale. Le choix ne serait que la partie émergée de l'iceberg. Ce qui sous-tendrait le choix serait un ensemble de désirs et de souvenirs, dont les modèles seraient les attitudes, les comportements, les métiers des parents…" (7)
Tous les auteurs, quelle que soit leur approche du développement de la personnalité accordent aux données psychologiques une place importante quant à la problématique du choix professionnel, à côté des données sociologiques, éducatives.
L'école étant parfois considérée comme contrecarrant les désirs des individus : "L'école est un des plus puissants moyens d'abolir l'infinie diversité qui est la gloire de notre espèce." (16) Encore que les sujets "résistent" à cette influence : "Si le sujet consent à écouter, ce n'est que d'une oreille distraite, et on a l'impression qu'il pense dans son for intérieur : "Tu as beau parler, je ferai tout de même ce que je veux". Il semble vouloir défendre un objet infiniment précieux et indispensable à sa vie." (10) Pour R. MEILI, c'est reconnaître sans le nommer, le désir impérieux de l'individu, même s'il identifie les "penchants" (par opposition aux aptitudes) comme "des besoins au sens le plus large du mot".
Reconnaître l'importance de l'enfance, de la manière dont elle est vécue au sein de la famille est donc une donnée générale. Mais comment fonctionne cette influence ?
Si les intérêts renvoient nécessairement, donc, à la famille, en fonction de quoi varient-ils, dans cette référence ? Car "l'influence du métier du père ou d'un très proche parent (frère, oncle), se manifeste, mais sous une forme aversive aussi bien qu'appétitive." (13)
Pour D. SUPER les intérêts varient selon l'intensité de l'identification au père et à la mère. Plus on essaie d'imiter ses parents, plus les intérêts ressemblent à ceux des parents. Les intérêts varient selon le type de l'identification. Celui qui s'identifie à son père aura des intérêts techniques et commerciaux (intérêts "virils"), celui qui s'identifie à sa mère aura des intérêts littéraires et artistiques (intérêts "maternels"), celui qui s'identifie à la fois à son père et à sa mère aura des intérêts qui permettent de combiner les deux voies. Par exemple, il s'intéressera au service social où l'on s'occupe des personnes (intérêts féminins) et à la recherche ou à des postes de direction (intérêts masculins). Cette distinction entre des professions "féminines" et "masculines" est importante, et renvoie aux représentations. Car c'est le propre de la culture que de qualifier les conduites, les attitudes, et de les attribuer à l'un ou l'autre sexe.
"Les intérêts commencent à s'organiser dès l'enfance, non pas selon les caractéristiques des activités intéressantes, mais selon l'idée du moi, les attitudes de l'individu vis à vis de lui-même." (14) Mais ce ne sont pas tant les réalités professionnelles qui marquent le choix, mais les représentations que l'enfant en a. Celles-ci sont influencées par le milieu, comme le dit C. THELOT : "L'imaginaire aussi dépend des conditions sociales dans lesquelles il naît." (15) II n'y a pas loin de l'opinion de F. HURSTEL pour qui c'est le signifiant "nom de métier" qui est facteur premier ?
D. SUPER estime que "les travailleurs sociaux avaient rencontré, dans leur famille, davantage de tensions, moins d'amour familial, leur mère avait souvent des problèmes caractériels. En faisant choix de cette profession, ces hommes paraissaient rechercher une compensation à l'insuffisance des relations interpersonnelles durant leur enfance. Pour les femmes, le choix de la profession d'assistante sociale semble un phénomène culturel plutôt qu'une recher-che des relations interpersonnelles." (14)
Il fait le lien, rapidement, avec le contexte culturel, et les représentations sociales : "Plus le choix professionnel s'éloigne de la norme sociale admise pour les individus d'un sexe donné, plus il est probable que ce choix est le résultat d'expériences intérieures qui y prédisposent. Lorsqu'il s'éloigne de la norme sociale, le choix professionnel est le moyen de combler un manque : manque d'amour et de soutien familial chez les travailleurs sociaux, remplacement d'un père perdu chez les femmes ingénieurs." (14)
Il y a interaction entre le mouvement individuel, de dimension psychogénétique, et le mouvement culturel, représentations et conditions particulières d'accès à la profession. Chacun vit dans un milieu et se développe en fonction de celui-ci, tout autant que par ses propres potentialités.
"Ce qui aboutit au choix du métier est un ensemble complexe d'aptitudes héritées (les familles de musiciens), d'éducation précoce, d'identifications et de contre-identifications." (2)
La plupart des auteurs s'accordent pour penser que "les aptitudes d'une personne ne sont pas un facteur très important dans la détermination des intérêts." (4) Les deux démarches sont indépendantes. L'orientation scolaire tient surtout compte des aptitudes, mais la résultante sera souvent une insatisfaction dans les études poursuivies ou, plus tard dans l'exercice de la profession. Ce seront les principales causes des échecs : façon d'exprimer l'absence du sujet dans la voie suivie plus ou moins par contrainte (que celle-ci soit manifeste ou latente, comme la pression du milieu).
Dans le métier des parents, il y a deux choses : l'activité professionnelle réelle, et la représentation imaginaire ou symbolique du métier.
"L'interaction précoce entre les très jeunes en-fants et leurs parents a pu dépendre, au moins dans une certaine mesure, de l'activité professionnelle de ceux-ci." (9) La disponibilité que leur activité laisse aux parents n'est pas sans incidence sur les relations parents-enfants. L'enfant de commerçants ne retrouvera ses parents que tard, et ceux-ci seront peu disponibles : "L'expérience montre que le commerce des parents nuit souvent aux enfants." (2) L'enfant de médecin verra son père plus souvent disponible à l'écoute des autres qu'à la sienne. L'enfant dont le père est posté devra respecter son repos, et ne le verra que peu de temps dans la semaine.
"Le métier des parents a des conséquences importantes pour l'enfant. Bien évidemment, des conséquences économiques, pour le niveau de vie. Mais ce n'est pas le plus important. Le niveau culturel et la disponibilité des parents retentissent bien plus sur le fonctionnement psychologique, l'appétit culturel, l'insertion à l'école." (2)
B. CYRULNIK explique qu'on ne parvient plus à apprendre aux enfants esquimaux à construire des pirogues comme le faisaient leurs ancêtres : on leur explique avec des mots, alors qu'autrefois c'est par l'imitation que l'apprentissage se faisait. Il fait le parallèle avec nos sociétés. "L'apprentissage par imitation n'est plus possible, car le métier des parents n'est plus une activité sensoriellement perceptible. Cette privation de modèle sensoriel facilite le développement des représentations fantasmatiques." (3) Il conclut son article en se demandant quel était le métier du père d'Œdipe ? Pour illustrer la "force du destin".
La problématique du choix professionnel est posée, rès clairement par R. PERRON, sous la forme de questions :
"1. Quelles représentations, quelles images, l'enfant se donne-t-il de ses parents, en particulier quant à leur dimension professionnelle, ou plus largement socio-professionnelle ?
2. En quoi ces images des parents contribuent-elles à modeler l'image que l'enfant forme de lui-même ?
3 En quoi cette image de soi de l'enfant peut-elle en retour contribuer à modeler l'image qu'il se donne de ses parents  ?" (12)
L'image de soi est au centre de ces questions. "L'attitude envers soi, ou estime de soi, est une atti-tude fondamentale. C'est elle qui va donner un sens –en portant ou non la signification : "succès possible"– à toutes les actions entreprises." (11) La place que va "se choisir" l'enfant va être tributaire, à la fois de celle de ses parents, et de la capacité ou non qu'il aura à se situer par rapport à cette place : comment être "plus que son père", pour le garçon, comment ne pas se construire une image dévalorisée pour ne pas dépasser un père ? Ou comment faire mieux que le père dans le chemin tracé par lui, imposé par lui ? "La gêne dans le métier ne suscite pas la vocation chez les enfants. Mais à l'inverse le génie des parents peut être décourageant, légitimement. La peur de dépasser les parents est un frein. La certitude de ne pouvoir les dépasser en est une autre." (2) Grandir peut devenir une menace pour les parents (du point de vue de l'enfant), "devenir plus grand que les parents, c'est les faire plus petits, les réduire, jusqu'à cette réduction radicale que sera leur mort." (12) Tout comme l'individu doit faire face, sur le plan affectif, au complexe d'Œdipe, il doit affronter ce que Gaston BACHELARD appelle le "complexe de Prométhée." (1)
Où qu'il soit ex-patrié (sorti de la maison de son père), l'enfant portera l'image de son père par rapport à laquelle il se situera toujours, comme ces ouvriers que décrit F. HURSTEL (6) qui, s'ils ne s'éloignent pas du père ("La séparation avec la lointaine région d'origine semble faire office de "séparation psychologique" et de distinction générationnelle"), s'en distinguent par leurs capacités propres ("Sans moi, qu'est-ce qu'il ferait, le père ?").
Pour F. HURSTEL, l'hypothèse est que même le signifiant "nom-de-métier" est porteur de valeurs identificatoires, signifiant autour duquel s'articule le choix du métier pour l'enfant. (6) Choix du métier comme qualification de la propre inscription sociale de l'enfant.
 

Le métier d'éducateur.

Historique

Le métier d'éducateur est un métier neuf, puisqu'il date de la dernière guerre. Il avait pourtant des précurseurs célèbres, si on veut remonter le temps : saint Vincent de Paul, saint Jean Bosco...
Issue principalement du scoutisme, la "rééducation des jeunes inadaptés" était l'affaire de jeunes bénévoles qui répondaient à une situation provisoire, imposée par la guerre (tout d'abord, l'action se dirigeait vers les jeunes délinquants, les jeunes abandonnés, inadaptés sociaux, pour s'étendre plus tard à toute forme d'inadaptation, l'inadaptation mentale en particulier). Pour ces jeunes, c'était une façon de "servir". Mais la situation dura, car l'inadaptation sociale survécut à la guerre. Les "éducateurs" devaient continuer.
Les méthodes étaient inspirées du scoutisme, avec les valeurs de franchise de loyauté, d'activité et d'honneur. La référence était chrétienne, familiale. On essayait de reconstituer une famille autour de l'éducateur (de son couple, de sa famille, éventuellement). Etre éducateur demandait un don total, excluant tout clivage, interdisant quelque chose "à côté". La vocation était nécessaire.
Cependant, il y avait une distinction, même dans les centres de formation des éducateurs, entre deux "catégories" : ceux qui s'occupaient des inadaptés sociaux ("caractériels", délinquants, cas sociaux…) et ceux qui s'occupaient des inadaptés mentaux (débiles, psychotiques…). Cette distinction existait également dans l'esprit du public.
Rapidement, la psychologie intervint : le don de soi ne suffisait plus pour répondre à la demande de l'enfant. La compétence prit la place de la spontanéité : l'éducateur devint "technicien de la relation". "Educateur" devint un métier (avec Convention Collective, syndicats, revendications horaires, salariales…). Au concept ''amour-don-vocation'' se substitua celui de "profession-technique-savoir".
Pourtant, pour le public, la première "image" qui demeurait, était celle de vocation. C'est œuvre de sainteté que de s'occuper de "ces enfants" ! Ce sont des mots que l'on entend encore aujourd'hui dans la bouche du public : "Quelle patience vous devez avoir, moi, je ne pourrais pas !" Seule la vocation (l'appel divin) peut expliquer le choix d'une telle profession. Il y a quelque chose de l'ordre du don, du sacrifice de soi, qui impose le terme de vocation, où il faut entendre "on ne peut pas faire ce métier seulement pour de l'argent" ! Mais, de son côté, l'éducateur revendiquait le statut de professionnel.
Deux systèmes s'opposeront : la référence ''vocationnelle" et la référence "technique", jusque dans les établissements. Cela se joue également au niveau de la sélection à l'entrée des écoles de formation : faut-il exiger le baccalauréat (garant d'un "niveau de compréhension" des techniques pédagogiques, éducatives) ou non (et conserver le côte vocation, spontanéité) ? Le "niveau" remplacera la "vocation", dans le cadre de la sélection, mais pas dans l'image que l'éducateur donne de lui.
C'est une question idéologique.
Celle-ci sera à son comble en 1968, où l'éducateur sera vécu comme "garant des normes", surtout dans le domaine social. Va naître une génération d'éducateurs libertaires, "baba cool"… dont l'action s'orientera davantage contre la société, que vers l'éducation des jeunes. C'est aussi l'épanouissement des Clubs de Prévention, du travail en Milieu Ouvert. C'est aussi le temps de "l'anti-psychiatrie" des anglais LAING et COOPER. Dans l'esprit de beaucoup de jeunes éducateurs, l'institution est condamnable, car elle rappelle le "grand enfermement". Mais c'est une perception interne au milieu : vu de l'extérieur, peu de choses changent, l'image reste la même.
Il y a une distance entre les représentations que l'éducateur a de soi et la réalité de ses pratiques, entre la quête d'identité professionnelle (technique, thérapeutique, rééducatrice) et les demandes des associations gestionnaires qui n'exigent pas de compétence, de technicité de la part de leur personnel. Elles cherchent à garder la maîtrise des établissements, appuyées par les "anciens", garants de l'idéologie vocationnelle. Elles ne cherchent pas à former des équipes possédant des savoirs, des techniques, mais entretiennent un système "familial" paternaliste.

Le rôle de l'éducateur

En 1965, M. LEMAY le définit comme devant "faciliter l'expression des troubles afin que le Moi, préalablement renforcé par l'utilisation de la relation éducative, par la présence du groupe, par le maniement d'un programme dosé et adapté aux besoins de chaque jeune, puisse mieux connaître les réalités extérieures, puisse découvrir ses difficultés intérieures et trouver en lui-même les forces suffisantes pour dépasser ses conduites primitives. L'objectif final est donc l'adaptation de l'enfant à son environnement en lui faisant acquérir maturité et autonomie." (23) Le rôle de l'éducateur est déli-mité. Il s'agit surtout de le distinguer de celui du psychothérapeute : "C'est surtout la disposition, chez l'éducateur, de créer les conditions qui per-mettront à l'enfant de vivre une expérience nouvelle et corrective, sans favoriser des répétitions symptomatiques qui pourraient susciter des régressions dans la vie actuelle de l'enfant."  (25)
La ''technique" de l'éducateur est la relation, quel que soit le système de référence (vocationnel, professionnel), son outil de travail est sa personnalité. L'expérience de la rencontre avec l'enfant, le renvoie davantage à ce qu'il est, qu'à ce qu'il sait ou ce qu'il fait.
La différence fondamentale avec l'enseignant, l'animateur, le moniteur d'atelier (pour qui le savoir à transmettre tient lieu de tiers) est l'absence d'objet ternaire. D'où la réflexion de certains instituteurs : "Je préfère 40 élèves comme les miens, plutôt que 8 comme les vôtres"... Encore conviendrait-il de faire la distinction entre l'éducateur "de groupe" et l'éducateur "scolaire" qui possède un support : la pédagogie. Mais la pédagogie ne peut être la seule réponse à la problématique des enfants inadaptés, (non plus d'ailleurs que la seule attitude éducative). L'éducateur, s'il veut être fidèle à ses objectifs (qu'ils soient vocationnels ou professionnels) ne peut s'exonérer du travail relationnel qui est, fondamentalement, le sien.
Dans la rencontre avec l'enfant se pose la question de l'identité de l'éducateur, identité professionnelle (de qui suis-je le mandataire ? et pour quelle action ?), identité personnelle (qui suis-je ?). Ces deux questions renvoient, de façon essentielle, à la motivation professionnelle.
Il y a deux façons d'y répondre
La solution défensive, la plus "efficace", est la mise à distance de l'autre. En maintenant l'enfant à sa place d'autre, en renforçant la différence. Soit en développant sa propre altérité par rapport à l'enfant "Je suis adulte, je suis normal, je suis salarié…" Soit en développant l'altérité de l'autre par rapport à soi "Je suis un technicien je possède un savoir, un pouvoir, sur l'enfant, que je manifeste en le nommant débile, psychotique, délinquant, diffèrent".
Le danger est écarté "dès lors, en effet, qu'Autrui m'apparaît comme objet, sa subjectivité de-vient une propriété de l'objet considéré."  (26) Ce faisant, il se met dans l'impossibilité d'entrer en relation avec l'enfant, et donc de l'aider, et même de s'aider lui-même, en prouvant qu'il est "du bon côté de la barrière", dans le sens où Michel FOUCAULT situait le fou enfermé comme garant de notre propre normalité.
L'autre solution devrait être celle qui est en soi : il n'est possible de rencontrer l'autre, en tant que sujet, que si nous nous reconnaissons comme sujet accompli, assumant notre origine, notre sexe, notre place…

Le choix de la profession d'éducateur

Face à de telles difficultés d'être éducateur, on pourrait se poser la question de Géronte : "Mais que diable allait-il faire dans cette galère ?"  (24)
Mon hypothèse est qu'on ne choisit aucun métier "par hasard", moins encore celui-ci. Quel motif pousse alors la personne vers le métier d'éducateur ? Recherche ou refus de sa propre enfance ? "La motivation entraîne couramment l'adulte, et à un niveau plus scientifique le psychologue, à explorer dans l'image déformante, par la connaissance de l'enfant, les limites de soi, quête de l'identité propre aux frontières de l'autre."  (20)
Cette autre citation est trop proche de ma pensée pour que je ne la cite pas en entier :
"L'éducateur spécialisé, de par son contact quotidien avec l'enfant inadapté, voit son identité en question, dans la mesure où il est personnellement confronté avec l'ambiguïté d'un semblable diffèrent. Mais de plus, cette altérité de l'enfant inadapté ne peut être facilement assumée, dans la mesure où elle met en cause "l'autre en moi", à un niveau très fondamental, puisque c'est au niveau même de ce qui a pu provoquer ce type de choix professionnel. On voit dès lors le paradoxe : c'est un adulte en interrogation sur son identité qui, pour cette raison, choisit d'exercer une profession dont il pense qu'elle l'aidera à savoir qui il est, alors que, dans la réalité, celle-ci le met en cause au lieu même de sa fragilité."  (19)
En ce qui concerne la recherche de sa propre enfance, Mélanie KLEIN éclaire ce qu'il en est du désir de réparation : "En renversant une situation, c'est-à-dire en agissant à l'égard d'une autre personne comme un bon parent, nous recréons en fantasme l'amour et la bonté que nous avons souhaité chez nos parents et nous en jouissons. Par ailleurs, agir à l'égard des autres en tant que bons parents peut être également une manière de se débarrasser des frustrations et des souffrances du passé. (…) Cette façon de réparer est un élément fondamental dans l'amour et dans toutes les relations humaines."  (22) Il est à noter que le titre anglais ("Love, hate and reparation") fait explicitement référence à la réparation.
C'est le même mécanisme que décrit, dans d'autres termes, Anna FREUD, en tant que mécanisme de défense du Moi : "le mécanisme de projection, à l'œuvre dans la jalousie et dans l'attribution à d'autres de l'agressivité qui est nôtre, permet également "d'établir des liens positifs en consolidant par là les relations humaines. Appelons "cession altruiste" des pulsions à autrui, cette forme normale et moins voyante de projection."  (18)
La solution trouvée par ces personnes qui ont souffert dans leur enfance est donc de rejouer cette enfance ? Comment s'étonner de retrouver parmi les personnels qui encadrent les enfants (il n'y a pas que les éducateurs) autant de personnalités qui ont connu des problèmes dans leur enfance ?
"On est alors en droit de supposer que vouloir s'occuper spécifiquement de jeunes inadaptés, c'est chercher à travers la question de ses "clients", une réponse à la question de sa propre enfance. (....) Ce que montre, à posteriori, le très grand pourcentage d'échecs, pour des raisons psychologiques ou psychiatriques, relevé à l'entrée des écoles d'éducateurs."  (19)
La démarche est valable pour l'éducateur comme pour l'éducatrice. Encore que le choix, pour cette dernière, soit plus "naturel". Car les soins, maternels, corporel, etc… renvoient davantage au rôle maternel.
"Il serait peut-être possible de dire que ce milieu substitutif familial est en réalité maternel. Le pouvoir "phallique" est entre les mains de l'organisme administratif ou judiciaire qui dépose, au moment du placement, un enfant dans le giron de l'institution ; l'autorité administrative agit ici comme puissance paternelle. Peut-être faudrait-il se demander si la profession d'éducateur n'est pas "sexuellement féminine". (…) On voit que la situation de l'éducateur l'apparente plus au rôle féminin qu'au rôle masculin."  (19)
Comment qualifier le choix du garçon ? Les intérêts varient selon les identifications. Dans le cas du garçon qui choisit le métier d'éduquer, il est fort probable que l'identification au père (et à son métier) ait été difficile.
Faut-il en conclure, de par la définition même du profil de la profession d'éducateur (pour un garçon au moins), que celui qui se dirige vers cette profession, est quelqu'un qui "a des problèmes" ? C'est aller un peu vite. Si le moteur de la démarche trouve son énergie dans l'enfance de la personne, le désir de réparation existe et fonctionne ''naturellement" dans tout le fonctionnement humain, jusque et y compris les relations amoureuses, maritales, etc… à en croire Mélanie KLEIN.
Et si le signifiant "éducateur" fonctionne comme un attracteur, au sens où le définit F. HURSTEL  (21), ce n'est pas pour autant que la personne ne répondra pas à la demande d'aide de l'enfant. Tout dépend de "la qualité de la personne" de l'éducateur ou du soignant. La condition d'un travail éducatif ou rééducatif efficace (et honnête) est de ne pas rechercher de réponses chez l'enfant, mais d'être attentifs aux retentissements de la relation, en soi-même.

Conclusions

Toute démarche qui vise à aider doit respecter l'autre. Il faut toujours garder un esprit lucide sur ses propres réactions dans la relation, c'est la condition nécessaire au bon fonctionnement de celle-ci (et j'ajouterais que c'est valable dans toutes les relations). Mêler sa propre problématique à celle de l'autre n'apporte que confusion. Cela se traduit en insatisfaction chez l'adulte, en immobilité chez l'enfant.
C'est valable surtout quand l'enfant n'est pas à même de nous renvoyer notre questionnement, comme le fera, brutalement, le "caractériel". L'enfant est d'autant plus fragile qu'il n'a pas les capacités de résister à l'envahissement autrement que par un repli encore plus grand sur lui-même.

Notes :

1. BACHELARD (G.), La psychanalyse du feu, Paris, 1937. Cité par R. PERRON.
2. CHILAND (C.), Du métier des parents au choix du métier, in La fille du boulanger. Les raisons du choix professionnel, Lieux de l'Enfance, N°12, Privat, 1974
3. CYRULNIK (B.), Enfants poubelles, enfants de princes, in La fille du boulanger. Les raisons du choix professionnel, Lieux de l'Enfance, N°12, Privat, 1974
4. DESCOMBES (J.P.), Intérêts et choix professionnels. Eva-lués par l'Inventaire de Préférence de Kuder, Neuchâtel, Dela-chaux et Niestlé, 1971
5. DREVILLON (J.), L'orientation scolaire et professionnelle, Paris, P.U.F., 1966
6. HURSTEL (F.), Le nom... des métiers, de "père en fils", in TRADIDIS, N°0, Strasbourg, 1992
7. KIPMAN (S.D.), Sans foi sur le métier...,in La fille du bou-langer. Les raisons du choix professionnel, Lieu de l'En-fance,N°12, Privat, 1974
8. LARCEBEAU (S.), Les intérêts des garçons de l'enfance à l'adolescence, in BINOP, N'21, 1965
9. LEBOVICI (S.), Les interactions précoces, la situation socio-culturelle des parents et leurs métiers, in La fille du boulanger. Les raisons du choix professionnel, Lieux de l'Enfance, N°12, Privat, 1974
10. MEILI (R.), Psychologie de l'orientation professionnelle, Genève, Mont-Blanc, 1944
11. MUCCHIELLI (A), Les motivations, PUF, Que sais-je ?  N°1949
12. PERRON (R.), Le concept de représentation chez l'enfant, in La fille du boulanger. Les raisons du choix professionnel, Lieux de l'Enfance, N°12, Privat, 1974
13. PIERON (H.), et coll., Traité de Psychologie Appliquée. Livre 3. L'utilisation des aptitudes, Paris, P.U.F., 1954
14. SUPER (D.), La psychologie des intérêts, Paris, P.U.F., Le psychologue N°l9, 1964
15. THELOT (C.), Tel père, tel fils ? Position sociale et fami-liale, Paris, DUNOD, 1985
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18. FREUD (A.), Le moi et les mécanismes de défense, Paris, PUF, 1949
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21. HURSTEL (F.), Le nom... des métiers, de "père en fils", in TRADIDIS, N°0, Strasbourg, 1992
22. KLEIN (M.), RIVIERE (J.), L'amour et la haine, Paris, Payot, 1973. A noter que le titre anglais : "Love, hate and repa-ration" fait explicitement référence à la réparation.
23. LEMAY (M.), Les fonctions de l'Educateur Spécialisé en Psychiatrie Infantile, in Psychiatrie de l'Enfant, VIII, 2, 1965
24. MOLIERE, Les fourberies de Scapin, Acte II, Scène 7
25. SALOME (J.), Supervision et formation de l'éducateur spécialisé, Toulouse, Privat, 1972
26. SARTRE (J.-P.), L'être et le néant, Paris, NRF, 1957
 
 

Jean-Marc THIEBAUT
Educateur Spécialisé...
 
 



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