« Du babillage à la communication »
paru dans le numéro 7 du journal des Appaches
par  Mme Béatrice Marmorat

L'Apet 21  (Association des Parents d'Enfants trisomiques 21) de Metz organisait, en octobre,  une conférence sur la prise en charge des enfants trisomiques. Nous y étions. Parmi les interventions, celle de Madame Béatrice MARMORAT, orthophoniste,  a retenu particulièrement notre attention, car elle parlait de l'élaboration du langage, chez les enfants trisomiques en particulier, mais sa réflexion pouvait être généralisée, en particulier aux enfants dont nous nous occupons, qui présentent souvent des perturbations du langage. Nous ne pouvions pas ne pas faire le rapprochement. Et envisager d'en tirer profit ?…
 
 

Les étapes du développement de la production vocale

Le gazouillis débute dans le second mois de la vie. Des sons de confort sont produits par le bébé, souvent en réponse aux sourires et aux paroles des personnes de l'entourage. C'est le stade des vocalisations réflexes ou quasi réflexes (bâillements, gémissements, soupirs, raclements).
Le jeu vocal, ou période d'expansion, s'étend de 4 à 6 mois. Cette période se caractérise par la production de sons vocaliques de pleine résonance orale ainsi que par l'émission de sons consonantiques. Il s'agit le plus souvent de fricatives (exemple F ou V) ou de vibrantes bilabiales ou lingualabiales (exemple P, M, B).
Puis vient le babillage avec deux périodes :
Le babillage dupliqué débute entre 6 et 9 mois. Les productions vocales se caractérisent par l'émission d'une série de syllabes dans laquelle la consonne reste identique (papapa, mamama…).
Le babillage diversifié apparaît vers 11 mois. Les productions se composent de séquences de syllabes variant par le son consonantique et vocalique (patata, badata, tokaba…).
Mais que fait le bébé lorsqu'il émet ces vocalisations ?
D'abord exercées séparément à la période antérieure au babil, les articulations consonantiques et vocaliques se coordonnent. La répétition d'une même séquence motrice combinant ces deux actes permet l'exercice de cette coordination dans le babil dupliqué. Et la variation des actes articulatoires à l'intérieur d'une même séquence motrice dans le babil diversifié permet l'exercice de l'enchaînement des actes.
Un principe de combinaison des actes articulatoires et un principe de variation qui apparaît plus tardivement, voici les deux aspects fonctionnels du développement de la production vocale.
Considéré sous cet angle, le développement de la production vocale de la première année présente une analogie avec le développement moteur en particulier la motricité manuelle.
Vers 4 mois, le bébé amorce un geste de préhension. Prendre un objet nécessite une coordination précise, dans l'espace et dans le temps, entre le geste d'atteindre et de fermeture de la main. Et c'est à la même période que le bébé parvient à une manœuvre de fermeture vocale en bonne coordination temporelle avec le geste d'ouverture, ce qui résulte dans la production des syllabes perçues comme une séquence consonne-voyelle.
La séparation des deux mains dans une tâche de coordination bimanuelle apparaît vers la fin de la première année, à l'époque où débute le babillage diversifié. Les deux activités reposent sur une organisation identique de forme et de contenu. Le cadre étant déterminé par la place qu'occupent les articulations consonantiques et vocaliques dans un cas, et dans l'autre cas par la place qu'occupe l'activité de l'une ou l'autre main. Le contenu a trait au type spécifique de segment consonantique ou vocalique articulé, ou du type spécifique d'activité réalisé par chacune des mains. Donc, on voit que la forme d'organisation de la coordination bimanuelle constitue un précurseur du mode d'organisation du langage dans ses aspects phonologiques et syntaxiques.
Nous savons qu'il est possible d'augmenter le taux de vocalisation des bébés de trois mois par un renforcement social (parole et sourire produits en réponse) et qu'il est possible de modifier la forme de l'émission sonore de l'enfant par cette même technique. Donc les vocalisations sont loin d'être aléatoires.
Si l'évolution du babillage pendant la première année paraît sensiblement la même chez l'enfant trisomique que chez l'enfant dit "normal", cela ne signifie pas pour autant que le trisomique soit un bon communicateur.
En général, il répond moins bien, moins vite, et de façon moins soutenue, aux manifestations vocales et non vocales de son entourage.
Donc, le trisomique montre moins de réactivité et surtout ne prend pas l'initiative, ou la prend peu, dans les échanges.

Comment peut-on expliquer ceci et surtout que faire pour les aider à évoluer ?

Le trisomique a moins de contact oculaire. Il est moins capable de poser son regard sur un objet, car c'est en posant les yeux sur l'objet dont l'entourage se réfère qu'il va acquérir du vocabulaire. Il va donc falloir le faire regarder au moment précis où nous désignons l'objet. Bien entendu en variant les situations, les objets et les personnes qui les manipulent.
Donc, dès le début de son babillage, notre attention doit être attirée sur le regard de l'enfant qui devra toujours être en corrélation avec nos nominations. C'est ce que nous appellerons la référence oculaire.
Nous devrons lui apprendre à diriger son regard, car nous savons qu'une utilisation réduite de la référence oculaire va retarder son développement de la compréhension et donc de ses productions verbales.
Un deuxième point qui me paraît important de souligner lors du babillage de l'enfant est la manière dont il babille.
Si apparemment encore il n'y a pas de différence notable dans les productions, notons cependant que le trisomique tend le plus souvent à vocaliser in extenso. C'est-à-dire qu'il répète ses vocalisations souvent mais dans un intervalle très bref. Il réduit l'espacement entre ses vocalisations. Ceci a pour effet de réduire nos possibilités d'intervention, et si on laisse s'installer cet état de fait, il n'y a plus pour nous de possibilité de communication.
Il nous faut donc intervenir très vite pour instaurer un dialogue entre l'enfant et son entourage.
Pour nous résumé sur ces deux points, nous devrions retenir : la référence oculaire et l'organisation pré-conversationnelle. Avec les difficulté de réactivité et d'initiative de l'enfant, en un mot, voici la première cible de toute intervention précoce.
Ainsi vous voyez, à travers ces premiers points, qu'après l'annonce du diagnostic, il nous faut commencer très tôt, que la famille a un rôle très important à jouer, mais pour cela elle doit être informée et impliquée, car elle va être le premier éducateur.
Un autre point sur lequel je voudrais attirer votre attention est la motricité linguale.
Vous savez que la langue est un muscle et que, comme tous les muscles, on peut le travailler pour l'améliorer, pour le modeler.
Tout le monde sait que pour avoir un ventre plat on fait des abdominaux, mais les bonnes résolutions d'un jour ne suffisent pas, il faut s'entraîner et recommencer tous les jours pour avoir un résultat, il en va de même avec la langue.
Très tôt, il va falloir que l'enfant maîtrise la tenue de sa langue, que nous travaillerons en même temps que le faciès. Pour cela, nous allons jouer, dans tous les sens du terme. Vous n'êtes pas sans savoir que les bébés imitent, donc à nous de les faire imiter nos grimaces, quitte à y mettre les mains. L'important pour nous est d'avoir un but précis et de savoir pourquoi nous faisons ces exercices. Notre but ne sera jamais d'obtenir des performances, mais d'avoir un contrôle précis. Il va falloir faire découvrir à l'enfant sa langue, mais aussi ses joues et ses lèvres, en faisant travailler tous les muscles.
Si ce travail est entrepris très tôt, nous ne devrions plus voir dans l'avenir d'enfant avec une bouche sans arrêt ouverte lorsqu'il ne parle pas ou encore avec une langue sortie ou pendante.
Travailler tous ces muscles aura pour l'avenir des enfants un double effet : un visage plus agréable à regarder et de meilleures possibilités d'articulation, c'est-à-dire une articulation plus nette. Travailler les muscles n'est pas la même chose que "Rentre ta langue" entendu et surtout répété X fois par jour.

La deuxième année

Tout ce qui s'est amorcé continue : l'acquisition du système phonétique, les jeux d'imitation, les exercices, le plaisir de dialoguer, les répétitions de syllabes et leurs variantes, la compréhension s'affine.
Nous allons nous intéresser surtout aux deux événements les plus représentatifs : l'apparition des premiers mots, avec le début de la construction du lexique et, vers la fin de la deuxième année, l'assemblage de deux ou plusieurs mots qui sont fêtés comme les premières phrases.
Les premiers mots sont à peu près toujours "papa" et "maman". Rien d'étonnant, le "a" est la première voyelle prononcée et "p" et "m" sont dans le groupe des premières consonnes. Le redoublement de "papapa" est rodé depuis longtemps et puis, un jour, vient le "papa", soit, par exemple, en voyant papa rentrer du travail ou en voyant sa veste ou son sac.
Rien cependant ne permet de prévoir quel sera le premier mot. Forcément un mot simple, concret, parlant, de la vie quotidienne de l'enfant. La forme en sera le plus souvent simplifiée, à peine reconnaissable. Nous le saisissons lorsque nous sommes témoin, en situation, de la demande de l'enfant.
Ainsi les premiers mots rendent service à l'enfant, ils lui permettent de parler de personnes ou de choses qui comptent dans sa vie. Le rôle de l'adulte est alors multiple dans ces acquisitions. Il est en premier lieu pourvoyeur de modèles. L'adulte renforce et précise ces premiers mots. Il faut déjà comprendre puis traduire et redire dans la bonne forme ce que l'enfant prononçait à sa façon (par exemple "tato" est une assimilation de "gâteau" ou "toto" qui veut dire "auto", "ta" est "table", ou encore "ati" pour "assis"). Ce bon modèle a un rôle structurant pour la construction du lexique. Mais notons que l'adulte le plus attentif a bien souvent du mal à remplir correctement cette fonction.
Parlons maintenant de ces mots phrases, ou holophrases, utilisées au cours de la deuxième année, et qui disent bien plus qu'elles n'en ont l'air ("pati patitu" veut dire "la voiture de papa est partie", ou "je veux partir en voiture" ou encore "on part en voiture" ?…). Grâce à l'intonation, qui a une fonction syntaxique, nous allons avoir les modalités différentes de la phrases : une déclarative, une question, une requête, une information ou un étonnement. Un enfant de deux ans va dire en moyenne une dizaine de mots, en plus de papa et maman. Il parlera pour le plaisir, il aura l'initiative de dire, de commenter et d'exprimer certains sentiments.

La troisième année

C'est pendant cette période que se met en place l'essentiel des structures du langage : le système phonétique, le lexique, les formes grammatico-syntaxiques.
Les acquisitions phonétiques. La plupart des enfants de moins de trois ans emploient des formes simplifiées avec un débit rapide. Les tendances à la simplification affectent les phonèmes, leur enrichissement et aussi la forme générale des mots, mais l'enfant peut répéter chaque syllabe des mots isolément. Il simplifie car il est difficile d'enchaîner la prononciation de plusieurs syllabes.
Le lexique : 50 mots à 18 mois, 200 mots à 2 ans et environ 900 mots à trois ans.
De quoi parle l'enfant dans ces premiers mots : les cris des animaux et les onomatopées ; les noms des personnes ; les noms d'animaux ; les noms d'aliments et de boissons ; les noms de vêtements ; les noms des objets familiers ou des jouets ; quelques verbes (boire, manger, porter, monter, descendre…) ; les mots de la vie sociale (au revoir, merci, encore, oui, non…) ; et un ou deux adjectifs (chaud, beau, petit, sale…).
Cette part de dénomination intervient dans la construction du lexique, elle a même la vertu de proposer à l'enfant une sorte de grand jeu intellectuel. Le jeu apparaît dès le début comme une découverte grisante : tout a un nom, tous ces mots s'organisent dans des séries, des correspondances qui vont se dévoiler peu à peu. Mais voilà, l'enfant n'a pas la moindre idée du but à atteindre et des stratégies à mettre en œuvre pour faire ces découvertes. Il va progresser pas à pas, en se trompant souvent et en réajustant continuellement ses essais.
Par exemple, le mot est employé pour un objet précis comme s'il était un nom propre. Un mot nouveau colle à un exemplaire de l'objet et l'enfant a du mal à en généraliser l'usage (par exemple, table :  celle de la cuisine à la maison, mais pas celle du salon qui est ronde ou celle de l'orthophoniste). L'incapacité de généraliser va être une grande gêne pour certains enfants. On trouvera aussi l'inverse : certains mots sont utilisés de façon trop extensive, ce qui entraîne des confusions et des flous. Par exemple, "manteau" désigne le manteau de l'enfant, mais aussi le chapeau que sa maman lui met pour sortir et/ou la poussette qui est toujours utilisée pour la promenade. Lorsque que tout va bien dans la tête de l'enfant et dans son monde, cette succession de tâtonnements, d'essais et de corrections aboutit au langage d'un enfant de 3 ans.
Les premières phrases : chaque mot est riche de sens et dit l'essentiel de ce que l'enfant veut communiquer.
Le cap des trois ans : deux progrès sont en sorte emblématiques des trois ans, l'acquisition du "je" et les questions. Si on tient à la construction du langage, le "je" marque une sorte d'entrée dans le monde de la grammaire avec le premier réseau des règles. Alors attention à certaines formules trop souvent employées, les parents qui parlent à la troisième personne du singulier (du type "maman est fâchée" ou encore "donne à maman" ou "il a bien dormi le bébé") et il en est de même pour les questions ("je lui ai déjà donné la réponse", "je te répète toujours la même chose", ou "tu me demandes toujours la même chose").
Donc, à trois ans, un enfant est un bon interlocuteur, qui peut formuler à peu près tout ce qu'il veut, qui comprend l'essentiel des échanges de la vie courante. Il produit des courtes phrases et dispose de plusieurs façons de poser des questions.

Qu'en est-il pour les enfants trisomiques ?

Nous allons différencier deux points : d'une part le vocabulaire et d'autre part le langage.
Nous savons que le vocabulaire est plus lent à se développer chez les trisomiques. On dit qu'ils ont environ un an de retard. Mais ce qu'il est important de savoir est que le développement est le même que chez les enfants dits "normaux". Notons aussi qu'il reste souvent incomplet dans ses aspects quantitatifs.
Pourquoi ce retard et que pouvons-nous faire ?
On note en général chez les enfants trisomiques un déficit dans la relation entre les objets, les personnes et les situations, ainsi qu'entre les événements et les différents mots.
Il y a aussi, en général, un déficit dans la composition phonologique du mot. Ceci, semble-t-il, dû à l'organisation mnésique et cognitive du trisomique. La notions d'objet et la notion de permanence de l'objet est acquise par ces enfants de façon très lente et graduelle. A nous donc de décomposer ces notions et d'y revenir le plus souvent possible jusqu'à ce que la notion soit acquise de façon durable. Nous devrons donc travailler à construire avec ces enfants un catalogue simple et complet de mots fixes que nous augmenterons petit à petit.
Quant au langage, là aussi il semble que les différences tiennent plus à des problèmes d'organisation motrice qu'à un cheminement différent des enfants normaux. Notons les points faibles afin d'y être attentif et d'y remédier le plus tôt possible.
Les difficultés se situent le plus souvent lors de l'acquisition et lors de l'usage des différents morphèmes. C'est-à-dire dans l'acquisition des articles, des pronoms personnels et des pronoms indéfinis (exemple, la table, ta table, une table…).
On note aussi des difficultés dans l'acquisition des flexions verbales de la conjugaison et/ou dans les constructions verbales complexes.
L'utilisation des auxiliaires est souvent difficile à maîtriser et les conjonctions de coordination font souvent défaut dans leur langage.
Pourquoi, et comment faire devant ce constat ?
Un enfant dit "normal" se jette à l'eau. Il fera des "bonnes fautes" comme nous les appelons. Il osera dire : "il a metté", "il a batté", ayant compris l'emploi du suffixe "é" pour le participe passé, "donne la gâteau", "il a prendu", ou "il a couri"… Car à ce stade, l'enfant crée des mots nouveaux, il a tendance à concevoir à partir des structures existantes : "la chambre de nuit" par analogie à la chemise de nuit… Alors que l'enfant trisomique ne commet pas, ou très peu ce genre de faute. Le dynamisme développemental lui faisant défaut, il n'ose pas se lancer, il n'utilise souvent que ce qu'il connaît bien, il ne fait pas de tentatives. L'enfant trisomique utilisera moins toutes les structures qui existe, il utilisera de préférence celle qu'il connaît bien, quitte à se répéter. Il utilise ce qu'il connaît de façon certaine.
Moins il se lance, moins il fait de tentatives, moins les nouvelles structures vont se stabiliser, ce qui donnera à son langage un aspect très simple sur le plan syntaxique. A nous donc de lui proposer, de lui répéter des structures, afin qu'il arrive à se les approprier.
Notons par ailleurs que dans les séquences d'interaction, les conduites de l'adulte appartiennent à quelques modèles types :
- un renforcement verbal du type : "bon", "d'accord", etc…
- un renforcement physique du type sourire, signe de complicité…
- un comportement non verbal : prêter attention, faire référence (diriger l'attention vers) les gestes et la notion d'espace physique pour instaurer un bon dialogue (distance)
- dans la conversation : une imitation, répétition des expansions (répéter l'énoncé de l'enfant), un parler parallèle (on commente ce que l'autre fait), une réponse extension (on répond par une question), on nomme, on demande, on complète les phrases, etc…
Tout ceci en respectant les règles de la conversation, c'est-à-dire en gardant ou en instaurant un plaisir à communiquer, en utilisant un langage naturel, de la vie, en utilisant notre propre désir de communiquer, et non en faisant sans arrêt un apprentissage répétitif et souvent rébarbatif pour tous, enfants, parents, éducateurs.

Pour nous résumer et surtout pour conclure

Trois ou quatre points me paraissent importants à retenir.
1) la relation entre le babillage et le développement des sons pour former les sons de notre langue ;
2) le conditionnement pour apprendre à prendre son tour dans les préconversations, en renforçant toute interruption du débit vocal et favoriser la référence oculaire;
3) un apprentissage intensif du vocabulaire de réception avec un répertoire des mots de base ;
4) un langage où l'on va combiner les mots en attirant l'attention sur les relations, les combinaisons élémentaires et la complexité syntaxique.

Et pour terminer, je dirais que notre rôle est d'informer les parents sur le développement du langage et de son évolution, en suscitant des questions, en les provoquant parfois, mais en y apportant des réponses, afin de combattre l'attentisme, tout ceci à travers une utilisation de matériel simple qui doit être à la disposition des parents comme nous devons l'être nous-mêmes…
C'est-à-dire, pour finir, transmettre notre plaisir à communiquer, donc à parler, mais aussi à écouter l'autre.
 

Béatrice COLLOMBET-MARMORAT
Orthophoniste à METZ
 


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